DEMONS au théâtre du Rond Point jusqu’au 11 octobre

Démons Aff

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Au théâtre du Rond-Point, la guerre est déclarée. Le champ de bataille : un appartement cossu et bourgeois. Les ennemis : deux couples. L’un, usé, lassé, par des années de vie commune; l’autre, empêtré dans une parentalité omniprésente, dépouillée de rêves. Le combat est tragique, sanglant. Aux violences morales et physiques s’ajoutent les coups bas. A la naïveté des uns répond la perversité des autres. A l’innocence, la fourberie. Les mots claquent comme des fouets, les gestes sont féroces, cruels. Et pourtant, malgré la crudité du propos, il se dégage de l’époustouflante performance de Marina Foïs l’étonnante et intense beauté d’un amour retrouvé… Suffocant, bouleversant !…

L’argument : Frank et Katarina vivent dans un grand appartement bourgeois. Echoués là, isolés du monde, ivres d’alcool, de rage, d’usure, ils s’infligent un combat grandiose, une lutte à la vie à la mort. Une mise à l’épreuve définitive. Ils prennent à témoin de leur jeu démoniaque deux jeunes voisins, Jenna et Tomas, couple fragile, proies faciles.

DEMONS_fois_Duris_Rond-Point©GiovanniCittadiniCesi_001_@loeildoliv

La critique : Dans un appartement ultra chic et moderne où tout respire l’argent et le bon goût de la bourgeoisie, un homme, costume noir cintré et élégant, entre d’un pas décidé. Le regard sombre, l’air arrogant, il tient un sac plastique transparent contenant les cendres de sa mère, juste décédée. Les cloisons, sur tournette, se mettent en branle. Passant ainsi de l’entrée, au salon, à la chambre, Franck (inquiétant et décadent Romain Duris), le propriétaire des lieux, se met en quête de son épouse Katarina (Solaire et mortifère Marina Foïs). Allongée sur le lit, épuisée par l’existence, elle s’abandonne un temps. C’est le calme avant la tempête. La présence de son mari lui redonne vie. Aiguillonnée, nue sous une chemise blanche, elle est prête au combat. Les premiers mots échangés sont froids, détachés, cinglants. Les regards sont chargés d’éclairs. Ensemble depuis trop longtemps, ils se sont lassés, abîmés. Les sentiments semblent fanés. A la tendresse et à l’affection se sont substituées les habitudes, les vexations, les humiliations, les violences et les insultes. Tout est calculé pour blesser, meurtrir et écorcher l’autre. Et pourtant, l’amour est là, palpable, douloureux. Il n’y a pas d’échappatoire à cette passion funeste. Consciente mais inapte à prendre une décision, Katarina admoneste son double, son bourreau, sa victime. Une seule issue : « soit je te tue, soit tu me tues, soit on se sépare, soit on continue comme ça… Choisis … »

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Incapables de se supporter et par peur de l’ennui, ils invitent, le temps d’une soirée, leurs voisins du dessous. Candides, doux et démunis, Jenna (innocente et naïve Anaïs Dumoustier) et Tomas (Séduisant et égaré Gaspard Ulliel) sont de jeunes parents « bobos » qui forment un ménage heureux, au premier abord. Après les premiers échanges, fort banals, commence un jeu de séduction pervers, singulier, où tous les coups sont permis. Quand les mots ne suffisent plus, que la tension est proche de l’explosion, la musique sert de dérivatif. Sur l’air de I put a spell on you, Franck, excédé par sa femme, se lance dans une pantomime hallucinante, folle – Romain Duris y est magistral.

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Tour à tour, les couples se mélangent, s’éloignent, se retrouvent, se repoussent et se déchirent. Dans cette arène sanglante, la pudeur n’a pas de place. Les sentiments sont mis à nus. Confrontés au soufre et à la perfidie du couple « glamour chic » formé par Katarina et Franck, les masques vont tomber. Les frustrations vont s’exprimer, les désirs homosexuels vont se révéler, les pulsions charnelles se dévoiler, les derniers remparts voler en éclats. La machine est infernale, l’engrenage parfaitement huilé et rôdé.

Bien qu’écrit au début des années 1980, le texte de Lars Norén (digne héritier d’August Strindberg dont la piècePère se joue actuellement à la Comédie Française) n’a rien perdu de sa force, de sa fougue et de sa violence. Si certains le trouveront daté, voire outrancier, la mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo lui donne un éclat plus contemporain, plus acerbe. Evitant les principaux écueils qui auraient pu faire tourner cette autopsie de couples à la dérive en une mascarade ridicule – les scène de violences sont crues, elles étourdissent, créent le malaise, mais ne tombent jamais dans le cliché et l’excès – , il achoppe toutefois sur le fil, ne parvenant pas pas à trouver un tempo commun à tous les comédiens. Le casting est pourtant impressionnant.

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L’atout charme de cette pièce, c’est Marina Foïs. Gracieuse et féminine jusqu’au bout des ongles, elle compose un personnage tout en nuances et exagérations. Passant de la lascivité à la froideur, de la soumission à la confrontation, de la tragédie à la dérision, elle incarne avec justesse et évidence le mal-être de cette femme-enfant, à la fois « Messaline » et amoureuse. On retrouve d’ailleurs dans certains aspects de Katarina, la passivité et l’inertie du personnage qu’elle interprétait dans Le Plaisir de chanter d’Ilan Duran Cohenauxquelles s’ajoutent perversité et souffrance. Son monologue final est impressionnant, bouleversant. Moulée dans des robes épousant ses courbes ou dévoilant son corps, elle rayonne et séduit. En contrepoint, Anaïs Demoustier compose avec douceur et naturel une mère de famille un peu godiche, esseulée, enfermée dans sa prison domestique. Elle est un ange naïf, bien mal armé et fagoté (pull trop grand et jupe en jean informe) face à la sulfureuse diablesse. Emouvante et vibrante, elle envoûte de son joli grain de voix quand elle entonne I’v Been Lovin You Too Long d’Otis Reding. Côté masculin, la tonalité est toute autre. Romain Duris, le sourire carnassier, l’œil acéré, est plus à l’aise dans le jeu de la séduction que dans celui de la froide dureté. Dandy en perdition, frôlant le « titi parisien », il impose toutefois une belle élégance à cet homme, castré par sa femme, et sa mère décédée, qui ne sait aimer que dans la lutte et le combat. Il excelle dans les faiblesses de son personnage, dégageant une beauté cruelle et sauvage. La partie est plus difficile pour Gaspard Ulliel qui a bien du mal à trouver sa place dans ce quatuor. Il campe un homme hésitant, gauche, en proie au doute. Derrière son allure de « sex-symbol », caché « à la Clark Kent » par des lunettes et une tenue peu avantageuse, il semble manquer de naturel. Partagé entre violence et attirance, quand Franck le provoque sexuellement, il joue une partition faussée mais étrangement troublante. Il est magnifique, presque nu, incapable de répondre aux avances insistantes de Katarina. Il redevient un enfant, un être fragile, touchant.

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Une fois le rideau baissé, les applaudissements de rigueur terminés, le public semble hébété, partagé. Certains, irrités par la violence des propos et des actes, par l’outrance exagérée du texte et de la mise en scène. D’autres, abasourdis par la performance des comédiens, touchés par la sensibilité exacerbée du couple Foïs-Duris. Si l’ensemble est féroce, bestial et cruel, l’amour étouffant et écrasant de ces deuxdémons irradie la scène d’une étrangeté et d’une humanité qui touche au cœur et l’emporte sur tout le reste… Fascinant !…

Olivier

Retrouvez toutes les chroniques d’Olivier sur son blog, L’Oeil d’Olivier, où il nous parle de théâtre, de cinéma, d’expos; où il nous fait partager ses rencontres privilégiées et où il expose ses photographies… http://www.loeildolivier.fr/

Démons de Lars Norén
Théâtre du Rond-Point – salle Renaud-Barrault
Jusqu’au 11 octobre 2015
Du mercredi au samedi à 21h et le dimanche à 15h
Durée 1h40

mise en scène de Marcial Di Fonzo Bo
avec Anaïs Demoustier, Romain Duris, Marina Foïs, Gaspard Ulliel
traduction de Louis-Charles Sirjacq en collaboration avec Per Nygren
décor d’Yves Bernard
musique d’Etienne Bonhomme
costumes d’Anne Schotte

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